Sylvia Day
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Jan 20, 2016  •  J'ai Lu  •  9782290106679

French Excerpt

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Épisode 1

« Le diable se cache dans les détails. »

Evangeline Hollis comprenait désormais le véritable sens de ce dicton, entourée qu’elle était de milliers de serviteurs de Satan. Certains portaient des casquettes aux couleurs des Seahawks de Seattle, d’autres des maillots de l’équipe des Chargers de San Diego. Tous arboraient des décorations évoquant des tatouages tribaux qui révélaient à quelle espèce de créatures maudites ils appartenaient et leur place dans la hiérarchie infernale. Aux yeux d’Evangeline, la scène évoquait carrément un festival de pécheurs. Ils buvaient de la bière, dévoraient des poignées de nachos et agitaient des doigts en mousse géants.

En réalité, il s’agissait d’un match de football américain au stade Qualcomm de San Diego. Une journée à la météo parfaite classique du sud de la Californie : chaude et ensoleillée, la température de vingt-six degrés équilibrée par une brise délicieusement rafraîchissante. Protégés par leur ignorance béate, les mortels se mêlaient aux créatures infernales en profitant simplement d’un après-midi de détente au stade.

Pour Eve, le spectacle avait quelque chose de macabre. Comme si elle observait des loups affamés faisant bronzette au milieu des agneaux. Violence, sang et mort résultaient inévitablement de toute interaction entre les deux camps.

— Arrête de penser à eux.

La voix grave et sensuelle d’Alec Caïn la fit frissonner intérieurement, mais elle se contenta de lui décocher un regard chagriné par-dessus ses lunettes de soleil. Il lui répétait sans cesse de ne pas prêter attention à leurs proies quand ils n’étaient pas en chasse. Comme s’il était facile de faire abstraction de tous les démons, mages, faeries rebelles, loups-garous, dragons et leurs milliers de variantes qui grouillaient alentour.

— Il y a une femme qui donne le sein à son bébé juste à côté d’un incube, maugréa-t-elle.

— Ange...

La façon dont il prononçait ce surnom qu’il lui avait donné lui faisait toujours l’effet d’une caresse. La voix d’Alec aurait pu transformer de bêtes indications d’itinéraire en préliminaires.

— C’est notre jour de congé, tu te souviens ? rappela-t-il.

Elle détourna les yeux avec un soupir. Approchant le mètre quatre-vingt-dix, Alec affichait un torse large et puissant et un ventre sculpté qui se remarquaient même sous son tee-shirt blanc ajusté. Il avait de longues jambes musculeuses mises en valeur par un bermuda Dickies et des biceps si dessinés qu’ils faisaient l’admiration des hommes comme des femmes.

C’était aussi son amant... de temps en temps. Comme toutes les friandises, Alec la comblait délicieusement, mais frayer trop longtemps avec lui déclenchait l’équivalent d’une hyperglycémie carabinée, la laissant hébété et titubante. Il avait également ruiné l’existence qu’elle menait jusque-là. Evangeline avait rêvé d’une carrière d’architecte d’intérieur, pas de chasseuse de primes infernale.

— Si seulement c’était aussi simple, se plaignit-elle. Comment veux-tu que je me sente en vacances si je suis cernée de boulot ? Et puis ils puent même quand je fais mine de les ignorer.

— Moi je ne sens que ton parfum, ronronna-t-il.

Il se pencha vers elle et blottit son nez contre sa joue.

— Miam !

— Ça me fout les jetons qu’ils soient partout. Hier, je suis allée chez McDonald’s et la personne qui m’a servie au guichet était une faerie. Je n’ai pas pu toucher à mon Big Mac.

— Mais je parie que t’as mangé toutes tes frites.

Abaissant ses lunettes de soleil, Alec la gratifia d’un regard maussade.

— Il y a une différence entre rester vigilante et être parano, commenta-t-il.

— Je suis prudente, pas complètement tarée. Jusqu’à ce que je trouve le moyen de me sortir de cette histoire de marque, je m’en accommode comme je peux.

— Je suis fier de toi.

Eve soupira. Avoir Alec pour mentor était vraiment une très mauvaise idée, et pas seulement parce que la plupart des Marqués y voyaient l’équivalent d’une promotion canapé. En oubliant au passage qu’une vraie promotion canapé impliquait d’échanger ses charmes contre un poste que l’on convoitait. Or personne ne rêvait de recevoir la marque de Caïn.

L’échelle hiérarchique des Marqués démarrait avec les bleus, tout en bas, pour remonter jusqu’à Alec, le Marqué originel et le plus redoutable de tous. Impossible de le surpasser. Impossible de travailler avec lui. C’était l’archétype du solitaire, son incarnation même. Et pourtant Eve se retrouvait au sommet, avec lui, six semaines seulement après son enrôlement, parce qu’il n’avait confiance qu’en lui-même pour la protéger. Eve comptait beaucoup à ses yeux.

Les autres Marqués s’imaginaient que travailler pour le premier exécuteur de Dieu était une partie de plaisir. S’il était vrai que les Infernaux ne s’en prenaient pas à Alec à moins d’avoir des envies de suicide, cela ne rendait pas les choses plus faciles. Car les démons s’en prenaient désormais à elle pour nuire à Alec.

Et pour ne rien arranger, Alec était marqué depuis si longtemps qu’il avait oublié à quel point les débuts pouvaient être difficiles et perturbants. Il s’attendait à ce qu’elle sache d’instinct tout un paquet de trucs et ne cachait pas sa frustration quand il constatait que ce n’était pas le cas.

Il serra ses doigts dans les siens.

— Où est passée la fille qui voulait simplement oublier tout ça pendant quelques heures ? demanda-t-il.

— C’était avant qu’elle soit kidnappée et manque être réduite en pièces, répondit Eve en se levant. Je reviens. Il faut que j’aille au petit coin.

Alec l’agrippa par le poignet. Elle haussa un sourcil interrogateur.

— Ange... dit-il en lui embrassant la main. Quand je te dis d’arrêter de penser à eux, ça n’est pas pour t’inciter à vivre dans un monde imaginaire. Je voudrais simplement que tu voies les bonnes choses autour de toi. Tu as vu une mère qui allaitait son enfant mais sans prendre la mesure du miracle qu’une telle scène représente, trop occupée à observer le démon assis à côté d’elle. Ne leur donne pas le pouvoir de te gâcher la journée.

Eve fronça les sourcils en réfléchissant à ses paroles puis hocha la tête. Alec avait vécu avec la marque depuis l’aube des temps sans perdre sa capacité à percevoir les miracles. Elle pouvait au moins essayer.

— Je reviens tout de suite, dit-elle.

Il la lâcha. Eve remonta lentement la rangée des spectateurs jusqu’aux larges marches en béton qu’elle gravit à toute allure. Elle s’émerveillait encore de la vitesse, de la force et de l’agilité dont elle avait hérité avec la marque qui ornait le haut de son bras, comme brûlée au fer rouge. Elle avait toujours été athlétique, mais elle se sentait désormais l’égale de Supergirl. Bon, elle ne pouvait pas voler. Mais elle était capable de sauter incroyablement haut. Capable aussi de voir dans le noir et d’enfoncer des portes verrouillées. Autant de capacités dont elle n’aurait jamais imaginé avoir besoin un jour.

Arrivée dans le hall, elle suivit les panneaux jusqu’aux toilettes les plus proches. La queue remontait presque jusqu’à l’accès aux gradins. Par chance, ce n’était pas une urgence. Elle avait surtout ressenti le besoin de quitter son siège.

Elle attendit donc patiemment, en se balançant d’avant en arrière, les mains dans les poches. De temps à autre, un courant d’air agitait les mèches de sa queue-de-cheval, porteur des effluves de malfaisance et d’âmes pourrissantes, une puanteur âcre qui lui retournait l’estomac. L’odeur se situait à mi-chemin entre la décomposition et la bouse fraîche et elle n’en revenait pas que les Sans-marque – les gens normaux comme elle autrefois – ne sentent rien.

Comment avait-elle pu vivre vingt-huit ans dans l’ignorance la plus totale ? Comment Alec avait-il pu vivre pendant des siècles en étant parfaitement conscient de tout ?

Devant elle, un petit garçon se tortillait sur place, jambes croisées.

— Maman ! Ça urge !

Physiquement, la femme qui l’accompagnait aurait facilement pu passer pour sa sœur. Eve n’en fut pas surprise. Dans le sud de la Californie, beaucoup de femmes ne vieillissaient pas. Elles se transformaient simplement en caricatures plastifiées de leur jeunesse passée. Celle-ci était une blonde décolorée au bronzage parfait, avec des seins trop gros d’une taille pour son corps svelte et des lèvres pulpeuses recouvertes de gloss.

La mère regardait autour d’elle.

— Laisse-moi aller chez les garçons ! supplia l’enfant.

— Je ne peux pas y entrer avec toi.

— Je ferai vite !

Eve estima qu’il devait avoir six ans. Assez grand pour aller faire pipi tout seul. Mais elle comprenait l’inquiétude de la mère. Un enfant avait été tué dans des toilettes publiques près d’Oceanside alors que sa tante l’attendait dehors. Le démon responsable de cette atrocité avait employé la plus vieille ruse du monde : se faire passer pour Dieu.

La maman stressée hésita un long moment avant d’acquiescer sèchement.

— Alors dépêche-toi. Tu pourras te laver les mains ici, chez les filles.

Le garçon s’éloigna au pas de course en direction des toilettes pour hommes. Eve échangea un sourire compatissant avec la maman.

La queue avançait lentement. Deux adolescentes arrivèrent derrière Eve. Elles étaient vêtues selon la mode du moment : hauts légers superposés et jeans taille basse. Les coûteux parfums dont elles s’étaient abondamment aspergées offraient un barrage bienvenu à l’odeur de décomposition.

Un rugissement s’éleva soudain depuis les rangs des spectateurs. L’un des joueurs des Chargers était un loup-garou. À en juger par la clameur à haute fréquence des Infernaux au milieu de la foule, il avait fait quelque chose qui méritait d’être applaudi.

— Pourquoi est-ce qu’il y a une telle queue ? demanda la jeune fille derrière Eve.

Eve haussa les épaules, mais la femme devant elle répondit en désignant un couloir sur la gauche du bout de son doigt parfaitement manucuré :

— Les toilettes là-bas sont fermées pour réparation.

Très à propos, le sceau marqué au fer sur le deltoïde d’Eve se mit à la picoter, puis devint carrément brûlant. Avec un soupir, elle abandonna sa place.

— Allez-y, dit-elle aux jeunes filles, ça n’est pas si urgent que ça.

— Merci, répondit l’adolescente.

Eve emprunta le couloir de gauche en maugréant pour elle-même :

— Tu parles de congés...

— De toute façon, tu t’ennuyais, poulette, ronronna une voix familière.

Tournant la tête, Eve vit Reed Abel lui emboîter le pas. Ses lèvres dessinaient un sourire diabolique qui jurait avec les ailes et l’auréole qu’il arborait parfois pour le plaisir de choquer. C’était un mal’akh, mais il n’y avait pas grand-chose d’angélique chez le frère d’Alec.

— Ça ne veut pas dire que je voulais qu’on m’envoie au turbin !

Reed était son référent, celui qui lui assignait ses missions. Une très mauvaise idée, aux yeux d’Eve. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi Dieu autorisait et même encourageait la dissension entre les deux frères.

— On pourrait se tirer d’ici pour s’offrir un moment bien torride tous les deux, proposa-t-il.

Elle n’était pas assez bête pour succomber à une telle invitation. Comme son frère, Reed était une flamme aussi attirante que brûlante pour qui s’approchait de trop près.

— Quoi, il n’y a pas de mission ? T’as un truc pour moi ou pas ?

— Oh oui, j’ai toujours un truc pour toi, rétorqua-t-il avec un clin d’œil malicieux.

Eve le gifla.

— Ne sois pas grossier. Je refuse d’être le nouveau jouet que ton frère et toi vous disputerez. Trouvez-vous une autre partenaire de jeu.

— Je ne joue pas avec toi.

Il y avait quelque chose de sincère dans sa voix. Eve s’efforça de ne pas en tenir compte, même si la partie moins circonspecte d’elle-même s’avoua intriguée.

— Laisse-moi deviner, ça se passe aux toilettes ? demanda-t-elle plutôt en découvrant le panneau « hors service » devant l’entrée.

— Ouais.

Il la prit par le bras et l’attira à lui.

— Raguel a suggéré qu’il était temps que ton entraînement sorte du cadre des cours. Je vais chercher Caïn.

Raguel était l’archange dont elle dépendait. Pour faire un parallèle avec le système judiciaire, Raguel était le garant de caution judiciaire, Reed le superviseur et elle la chasseuse de primes. Un système bien huilé en règle générale, mais le cheminement d’Eve avait dès le départ été chaotique.

Elle huma l’air. La puanteur âcre d’un Infernal lui fit plisser le nez.

— Tu n’as pas l’impression que c’est comme de demander à une étudiante en médecine de faire de la chirurgie du cerveau alors qu’elle a simplement lu un bouquin sur le sujet ?

— Tu te sous-estimes, poulette.

Elle le fusilla du regard.

— Je sais très bien quand je risque de finir étalée par terre.

— Pour l’instant, tu cartonnes. Celui-ci est un loup et tu sais y faire avec eux. Mais reste prudente.

— Facile à dire. C’est pas toi qui risques ta peau.

Il déposa un baiser rapide mais appuyé sur sa tempe.

— Risquer la tienne est suffisant, crois-moi.

Contournant le panneau, Eve pénétra dans les toilettes des hommes en regrettant d’avoir mis ses tongs préférées. Étant donné les dangers de son « métier », elle avait pris l’habitude de porter des rangers dès qu’elle s’aventurait hors de chez elle. Mais Alec l’avait convaincue de s’habiller décontracté pour la journée. Elle aurait dû se douter que ce serait une erreur.

En entrant, elle fut assaillie par un relent ammoniaqué de vieille urine. Localiser sa cible ne fut pas difficile : il se tenait au milieu de la pièce, seul. Un loup-garou adolescent à l’apparence étrangement familière.

— Tu te souviens de moi ? demanda-t-il avec un sourire.

C’était un garçon grand et mince avec un visage long et ordinaire. Il était vêtu d’un sweat-shirt à capuche gris crasseux et d’un jean porté si bas qu’on lui voyait les fesses. Un motif noir lui barrait la joue jusqu’au niveau de sa pommette gauche. Il s’agissait de son emblème : de petits tourbillons autour d’un motif de diamant. Comme la marque sur le bras d’Eve, il remplissait une fonction semblable à celle d’un insigne militaire.

Brusquement, elle le reconnut. Un frisson lui parcourut l’échine.

— Tu ne devrais pas être dans le nord, avec ta meute ?

— Le mâle alpha m’a envoyé ici régler nos comptes. Il estime que Caïn doit apprendre ce que ça fait de perdre quelqu'un qu’il aime.

— Il n’y avait aucun moyen de sauver le fils de l’alpha, se défendit Eve. Caïn ne sélectionne pas ses cibles. Il suit les ordres.

— Il avait conclu un accord. Pour toi. Et il n’a pas tenu sa part du marché.

Eve fronça les sourcils. Alec ne lui avait jamais parlé d’un quelconque accord. Il faudrait qu’elle l’interroge à ce sujet, mais ce serait pour plus tard. Elle avait une question plus urgente à régler :

— Tu penses pouvoir me battre à toi tout seul ?

La moue moqueuse du jeune homme se changea en sourire carnassier.

— Je suis venu avec un ami.

— Super.

Ce n’était pas une bonne nouvelle.

La porte des toilettes pour handicapés s’ouvrit à la volée et un être absolument horrible émergea du box.

Nom d’un chien !

Un Infernal aussi massif aurait dû sentir sur plusieurs mètres à la ronde. Pourtant Eve ne captait que l’odeur du loup.

Le dragon n’était pas complètement transformé. Il portait toujours son pantalon et ses chaussures, ainsi qu’une tignasse de cheveux noirs. Mais sa bouche ressemblait à un museau plein de crocs effilés, ses yeux étaient ceux d’un lézard et toutes les parties visibles de son épiderme étaient recouvertes de magnifiques écailles multicolores.

— Ton parfum est à croquer, gronda-t-il.

Elle avait entendu dire que les Marqués émettaient une odeur douceâtre et sucrée aux narines des Infernaux, ce qui la fit ricaner intérieurement. Aucun Marqué n’était en sucre. Ils étaient tous coriaces.

— Toi, par contre, tu ne sens rien, répondit-elle.

Nous avons échoué¸ comprit-elle, l’estomac noué. Les Infernaux disposaient toujours d’un moyen de se cacher au sein de la foule.

— Pas mal, hein ? se moqua le loup. Autant dire que vous n’avez pas complètement démantelé notre organisation.

Le dragon rugit, un son terrifiant et assourdissant qui résonna dans l’espace confiné des toilettes. Les mortels ne pouvaient néanmoins pas l’entendre. Et, malgré leur sensibilité, les tympans d’Eve étaient indestructibles. Un autre des avantages procurés par la marque. Le dragon écarta le loup pour s’approcher d’elle.

— Je crois que c’est le moment pour moi de prendre congé, dit le jeune homme. Je saluerai l’alpha de ta part.

— Ouais, dis-lui qu’il a cherché des noises à celle qu’il fallait pas, répliqua-t-elle sans quitter son adversaire du regard.

Le loup éclata de rire avant de sortir. Eve aurait voulu faire de même.

Malgré ses bravades, elle n’était pas de taille. Si elle avait encore été capable de réagir physiquement au stress, elle aurait eu le cœur battant et le souffle court. Il ne faisait aucun doute qu’elle ressortirait très mal en point de cette confrontation... si même elle y survivait.

Une personne religieuse aurait prié pour qu’Alec arrive au plus vite, mais Eve n’y songea même pas. Le Tout-Puissant faisait exactement ce qui lui plaisait, ni plus ni moins. La prière donnait l’impression au suppliant qu’il faisait quelque chose. Eve, elle, avait l’impression de gâcher sa salive.

— Où est Caïn ? gronda le dragon en avançant sur elle de son pas lourd. Tu es imprégnée de sa puanteur.

— Il regarde le match, ce que tu devrais faire, toi aussi.

Eve ne pouvait pas prendre le risque de lui dire qu’Alec était en chemin. Il pourrait décider de la tuer rapidement avant de s’enfuir. Dans son déguisement de mortel, sans la moindre odeur pour le trahir, il échapperait à toute poursuite. À l’inverse, si le dragon pensait avoir le temps, il y avait de bonnes chances qu’il joue avec elle. Les Infernaux étaient joueurs.

— J’ai besoin d’un amuse-gueule, gronda-t-il d’une voix si gutturale qu’elle le comprenait à peine. Tu feras l’affaire.

— T’as essayé les nachos ? suggéra-t-elle tout en serrant les poings.

Elle sentit le pouvoir s’éveiller au plus profond de son être, ainsi qu’une émotion où se mêlaient la faim et l’agressivité. Des pulsions primaires, animales, très différentes du genre de violence élégante qu’elle aurait imaginé voir Dieu employer pour détruire ses ennemis. La vague de sensations était déstabilisante... et addictive.

— Les chips sont un peu rassies et le fromage sort d’une boîte de conserve, mais ce serait beaucoup moins dangereux pour ta santé, ajouta-t-elle.

Le dragon émit un reniflement dédaigneux matérialisé par une flamme jaillissant de ses naseaux.

— J’ai entendu parler de toi, dit-il. Tu n’es pas une menace pour moi.

— Ah vraiment ?

Eve inclina la tête sur le côté en faisant mine de paraître étonnée. Les démons employaient souvent le sarcasme, la dérobade et le mensonge à leur avantage. Elle allait faire de même.

— De quand datent tes renseignements à mon sujet ? Est-ce qu’il y a un bulletin d’infos en enfer ? Un forum de discussion ? Sinon, tu n’es sans doute pas à la page.

— Tu es arrogante. Et stupide. Tu t’imagines que cette opération à Upland a fait de toi une héroïne ? Pauvre idiote ! Les différentes branches de l’enfer sont comme une hydre. Coupe une tête, il en pousse deux nouvelles.

Eve sentit ses tripes se glacer.

— Ça en fait plus à trancher ! répliqua-t-elle malgré une voix qui tremblait un peu.

Le dragon leva les mains. Tandis que des griffes épaisses et acérées poussaient au bout de ses doigts, il lui décocha un regard lubrique, de la bave s’écoulant de sa mâchoire entrouverte.

— Tu es un bébé. Ta chair sera tendre et juteuse.

— Un bébé ? railla-t-elle en luttant contre une puissante envie de battre en retraite. Tu n’as visiblement aucune idée de ce que j’ai traversé ces six dernières semaines. Crois-moi, j’ai beaucoup de colère à évacuer.

Bien campée sur ses pieds, Eve leva les poings et prit une profonde inspiration. Elle allait dérouiller.

— Prêt à voir à quel point ? demanda-t-elle.

Le torse du dragon s’élargit comme il gonflait ses poumons, son corps reprenant son allure reptilienne naturelle. Il la toisait de toute sa hauteur, la tête perchée au sommet d’un cou gracieux ployé pour ne pas heurter le plafond. C’était une créature magnifique, à la silhouette fuselée couverte d’écailles iridescentes. Malheureusement, cette peau scintillante était comme du ciment. Toute tentative pour y décocher des coups de poing ou de pied se terminerait dans la douleur. Pour elle, pas pour lui.

« Ils n’ont que très peu de failles » lui avait enseigné Raguel dans son cours sur les dragons. « Les seuls points faibles se trouvent au niveau de la palmure entre leurs orteils, de la jointure entre le torse et les membres avant, des yeux et du rectum. Le premier ne permettra pas de causer de blessures mortelles, le second et le troisième nécessite d’approcher assez près pour risquer la mort et le quatrième... Eh bien, disons que moins l’on en parle, mieux l’on se porte. »

Tendant la main, Eve invoqua une lame. Une épée apparut, flottant dans les airs, l’acier entièrement couvert de flammes. Le feu. Le feu partout. Feu des enfers, feu du paradis, feu jaillissant des naseaux du dragon qui l’obligea à faire un bond en arrière pour ne pas se retrouver calcinée.

Des pyromanes, tous autant qu’ils étaient !

Si elle avait pu choisir, elle aurait opté pour son revolver. Mais elle ne pouvait pas l’emporter partout et le Tout-Puissant préférait les épées de feu. Dieu avait indéniablement un certain sens de la mise en scène. Il connaissait ses forces et les armes intimidantes en faisaient partie.

Le dragon rit, gloussa ou s’éclaircit la gorge. Bref, il n’était pas impressionné. Eve en frémit, mais elle fit néanmoins tournoyer l’épée pour assouplir son poignet.

À ses débuts, elle était la plus mauvaise épéiste de sa classe. Elle était désormais raisonnablement habile et s’améliorait un peu plus chaque jour.

— Tu m’as ratée ! lui lança-t-elle sur un ton de défi.

Elle grimaça en sentant ses tongs adhérer au sol poisseux. Très mauvais choix.

Avoir l’air redoutable était un excellent moyen de dissimuler ses faiblesses. C’était l’une des nombreuses leçons qu’elle avait apprises depuis son enrôlement forcé. Ses ennemis sentaient la peur et s’en nourrissaient. Les perturber en affichant une assurance désinvolte constituait parfois le seul moyen de reconquérir un semblant d’avantage.

Le dragon fit un pas vers elle en faisant trembler le sol sous son poids. Le carrelage se fendit sous ses griffes. Les flammes avaient fait grimper la température dans la pièce, mais Eve ne transpirait pas. Elle ne pouvait pas ; désormais, son corps était un temple.

La bête rugit de colère et abattit sur elle l’une de ses courtes pattes avant. Il contra l’esquive d’Eve d’un coup de queue, laquelle se terminait par une écaille épaisse employée comme une massue. Elle s’enfonça dans le sol à l’endroit qu’Eve venait de quitter maladroitement en poussant un petit cri aigu.

Le dragon libéra son appendice dans un nuage de débris de céramique. Comme Eve s’élançait en courant pour le contourner, il pivota sur lui-même et fouetta l’air de sa queue, arrachant plusieurs lavabos au passage. Eve passa sur son flanc et parvint à déloger l’une de ses écailles d’un coup hâtif de sa lame.

Des toilettes démolies d’un côté ; une simple égratignure de l’autre.

— Sale garce ! gronda le monstre, sans avoir l’air de se préoccuper de l’eau qui inondait les lieux depuis les tuyaux sectionnés.

L’éclat intense de malveillance et de haine qu’elle lut dans son regard reptilien vint durcir un peu plus la gangue qui enveloppait petit à petit l’âme d’Eve et la transformait lentement en quelqu'un d’autre. Sans retour possible.

La colère d’Eve enfla pour masquer sa terreur. Un Infernal comme celui-ci nécessitait l’intervention d’un Marqué beaucoup plus expérimenté. S’il n’avait pas masqué son odeur et ses emblèmes, jamais elle ne se serait retrouvée face à lui.

Elle était dans le pétrin. Et, franchement, elle en avait marre de passer son temps à se faire arroser. Le moindre Infernal qu’elle croisait semblait décidé à la tremper de la tête aux pieds.

— Reed !

Sa voix n’était plus la sienne. Plus grave et plus profonde, elle parlait le langage des Marqués. Appelé « proclamation », ce mode de communication était instinctif et incompréhensible pour les Infernaux.

— Dépêche-toi ! J’ai des ennuis.

Elle ressentit l’équivalent d’une bouffée de brise d’été. La réponse de Reed.

Son bras libre levé pour maintenir son équilibre, Eve entreprit de feinter et de parer, sa poitrine de biais pour constituer la cible la plus réduite possible.

Elle plongea derrière sa lame dressée quand un nouveau jet de flammes émergea des narines du dragon. La chaleur lui brûla le dos de la main et elle pourra un cri. La blessure guérirait en quelques instants, mais cela n’enlevait rien à la douleur sur le moment.

Eve tituba en arrière et trébucha sur les carreaux brisés. Un morceau tranchant traversa la semelle de sa sandale et s’enfonça dans son talon, lui arrachant un sanglot. Une sensation de chaleur moite au creux de sa semelle soudain glissante lui apprit qu’elle saignait abondamment. Le dragon rugit de triomphe en humant l’odeur du sang et fit claquer ses mâchoires acérées pour tenter de la mordre.

Non ! Elle n’allait pas mourir dans des toilettes pour hommes. Impossible.

— Triste spectacle que la déchéance des puissants, lança la voix traînante d’Alec.

Eve l’accueillit avec un soupir de soulagement. Elle esquiva un coup de queue du dragon puis se pencha précipitamment pour regarder derrière le monstre.

Alec était nonchalamment appuyé dans l’embrasure de la porte, les bras croisés. Il avait l’air détendu, voire même de s’ennuyer un peu. Mais quelque chose de terriblement ténébreux passa dans ses yeux lorsqu’il jeta un coup d’œil à Eve. Elle constituait son unique faiblesse, et il faisait de son mieux pour la dissimuler.

— Caïn... gronda le dragon, sur ses gardes.

— Damon ? Tu étais le boss, autrefois. Un courtisan à la cour d’Asmodée.

Alec émit un bruit de langue désapprobateur.

— Et maintenant, tu n’as rien de mieux à faire que de terroriser les Marquées débutantes ?

— Hé ! protesta Eve. Je trouve que je m’en sors plutôt bien vu l’état de la pièce.

Son adversaire lui tournait désormais le dos, visiblement convaincu qu’elle ne représentait pas le moindre danger. Ce qui était affreusement vexant. Que fallait-il faire pour avoir droit à un peu de respect ?

La frustration chassa la peur, ne laissant derrière elle que de la détermination. Eve s’avança sur le flanc gauche du dragon et bondit jusqu’au plafond pour jeter tout le poids de son corps dans une attaque verticale. Elle atteignit la fine articulation entre le torse et la petite patte avant, qui fut proprement tranchée avant de retomber au sol avec un bruit mat. La blessure laissa échapper un flot de sang écarlate qui se mêla à l’eau que crachaient toujours les tuyaux tordus.

Le dragon hurla et fit volte-face, jetant Eve à terre. Elle glissa en arrière sur l’immense flaque ensanglantée qui s’étalait sur le sol défoncé. Le monstre riposta par un jet de flammes. Le feu enveloppa Eve, faisant fondre ses cheveux et sa peau au milieu d’un nuage de vapeur d’eau brûlante. La douleur fut telle qu’Eve ne put émettre le moindre son, et quand les flammes s’évanouirent brutalement, elle pria pour que la mort vienne la soulager.

Mais elle ne partirait pas seule.

Animée par l’adrénaline et la fureur d’une femme qui n’en pouvait plus de son existence, Eve se redressa d’un bond. Elle se rua vers le ventre de la bête et s’agrippa désespérément d’une main aux écailles de son cou. L’impact sur sa peau brûlée et à vif fut si terrible qu’elle poussa un cri et faillit lâcher son épée.

Plus vif que l’éclair, Alec apparut à ses côtés, un bras refermé autour du cou du dragon pour mieux s’attaquer à ses yeux de son autre main. La bête lâcha un cri strident en se débattant, agitant son cou d’un côté puis de l’autre dans un vain effort pour se libérer de ses agresseurs.

Alors qu’elle plongeait sa lame dans la chair exposée et vulnérable du moignon tranché, elle sentit d’énormes griffes lui taillader la colonne vertébrale. Son corps se cambra, enfonçant l’épée de deux centimètres supplémentaires... dans le cœur du dragon.

Le monstre hurla avant d’exploser dans un nuage de braises incandescentes.

Eve s’effondra à terre, paralysée par ses blessures. Elle resta étendue, haletante, clignant les paupières au milieu du requiem aquatique des tuyaux brisés.

Ses oreilles furent assaillies par les vibrations de bruits de pas dans l’eau, puis Alec la souleva avec précaution pour la prendre sur ses genoux. Il posa une main tremblante sur sa peau déchiquetée.

— Ange... Ne t’avise pas de mourir. Tu m’entends ? Bon sang, je viens tout juste de te récupérer...

— Alec...

Elle tenta d’ouvrir les yeux, mais l’effort réclamait des forces qu’elle n’avait plus. Elle claqua des dents, son corps meurtri parcouru de spasmes violents. Le parfum légèrement chimique de l’eau du robinet envahit ses narines, accompagné d’une odeur de cendres, de démon et de sang. Son sang à elle.

Elle pouvait enfin en sentir et goûter l’arôme sucré.

— Je suis là...

La voix d’Alec se brisa.

— Je... Je suis là, répéta-t-il.

— C’est l’alpha.

— Quoi ?

— Le mâle alpha. Il voulait... Son fils... J’ai essayé...

Une larme chaude atterrit sur la peau à vif d’Eve, vite suivie d’une autre.

— Chut. Ne dis rien, petit ange... Garde tes forces.

— On a loupé quelque chose à Upland, souffla-t-elle.

Elle s’enfonçait lentement au cœur de ténèbres cotonneuses. La douleur se dissipait, la peur s’éloignait.

— Retournes-y, dit-elle. On a raté un truc...

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